Interview

 

Interview I - 1985
Interview II - 2002

 

 

I. Interview de Peter Král pour Positif, 1985


Comment vous situez-vous par rapport à l''école" de l'animation tchèque (Trnka, Zeman, Pojar) ?

Cette école, à mes débuts, n'était rien pour moi, ou presque rien. Même aujourd'hui je préférerais à ses produits l'unique Film d'Emil Radok, Johannes docteur Faust, qu'il a tourné en 1958 et qui n'a toujours pas la place qu'il mérite. J'ai aussi, dès le début, cherché à me distinguer de cette école. Et déjà en refusant de me réaliser au cinéma par les seuls moyens de l'animation. Trnka comme Zeman avait amené son " système " à la perfection et je n'étais pas tenté de débuter comme un de leurs épigones. Les deux travaillaient d'ailleurs avec une illusion plastique et j'étais attiré, moi, par la réalité brute. Ce qui m'intéresse dans un objet ou un décor cinématographiques n'est pas leur éloquence plastique mais la question de savoir de quoi ils sont faits, qui les a touchés et dans quelles circonstances, comment ils sont marqués par le temps, etc. D'où le fait que, dès mes premiers Films, j'utilise le gros plan, qui explore justement toute " éraflure sur l'illusion ".

Votre film le Jardin rappelle ceux que tournaient à la même époque (1968) Chytilova ou Nemec. Quels rapports aviez-vous alors avec la "jeune vague" tchèque ?

Bien que j'appartienne à sa génération, je ne me suis jamais réclamé de cette " nouvelle vague " et elle non plus ne m'a pas considéré comme un des siens. Je pense d'ailleurs que le principal dénominateur commun que partagent les cinéastes de la " nouvelle vague" est le fait qu'à une certaine époque, ils fréquentaient tous la même école la FAMU (où pour ma part je n'ai pas étudié). Qu'est-ce qui, sinon, lierait les films d'un Schorm ou d'un Jires à ceux de Karel Vachek, que je considère comme la plus forte personnalité de la " nouvelle vague " et envers qui même Forman a quelques dettes ?

Mon Jardin, je crois, ne peut rappeler les films de la nouvelle vague " que très superficiellement. Peut-être sur le plan thématique, par le fait que c'est un film " contre " - mais ce serait tout. Je considère d'ailleurs le Jardin comme mon premier film surréaliste ; son scénario rappelle plutôt certains scénarios de Vratislav Effenberger (3) que je ne connaissais pas à l'époque.

Où peut-on voir vos films en Tchécoslovaquie ? Comment sont-ils reçus par la critique ?

Certains passent parfois dans les ciné-clubs, d'autres, comme le Jardin, le Logement (1968) ou les Possibilités du dialogue (1982) ne sont pas même projetés dans ce cadre. Si vous pensez à la critique spécialisée, je trouve qu'en Tchécoslovaquie elle est inexistante, parce qu'il lui faudrait une indépendance d'opinion ; et la critique officielle ne s'intéresse pas beaucoup à ce que je fais.

Autrement, certes, tous mes films sont soumis à la critique du groupe surréaliste, depuis que j'en suis membre. Ses critiques - dont certaines ont été publiées dans la revue Film a doba - sont les seules qui m'importent.

Sait-on chez vous quels succès vous avez obtenus à l'étranger ?

Qui veut savoir, sait, bien évidemment.

Pouvez-vous suivre l'évolution du cinéma actuel (pas seulement de celui d'animation) dans le monde ' ' Quelque chose a-t-il récemment éveillé votre intérêt ?

Je ne suis que par intermittence ; je suis trop pris par ma propre oeuvre. Et je pense aussi que je ne suis pas obligé de tout voir.

Parmi les films d'animation récents, j'ai trouvé intéressant le Conte des contes de Norstein, ne serait-ce que parce que le tournage d'un film aussi , inintelligible " ne serait jamais autorisé en Tchécoslovaquie. Dans le domaine du " grand " cinéma. chaque nouveau Film de Fellini est un événement pour moi.

Vous considérez-vous comme cinéaste ou comme plasticien ? Ou encore comme quelque chose d'autre ?

L'essentiel, c'est la force interne du " fond" que le créateur porte en lui, les moyens qu'il utilise pour s'exprimer sont interchangeables. Je ne reconnais pas la "division du travail " entre professionnels, qui finalement mène à une stérilité de la pensée et à un " artificialisme " creux. Je cherche une universalité de l'expression. En ce sens, mon attitude est celle d'un surréaliste " militant ".

Vous répartissez vos activités entre une création cinématographique individuelle et une participation aux recherches collectives du surréalisme. Y a-t-il seulement un accord entre les deux domaines, ou aussi une rupture ? Et si oui, dans quel sens ?

Mes activités de cinéaste sont pour moi naturellement en accord avec l'activité collective du groupe. Comme je l'ai déjà dit, mes films sont d'ailleurs soumis à la critique des autres. Certains de mes scénarios apparaissent aussi dans des recueils collectifs. Certains films ou scénarios rejoignent de même par leur thème les champs thématiques explorés par le groupe : la Cave appartient à la Morphologie mentale, la Chute de la maison Usher (1981) et le Pendule, la fosse et l'espoir à la Peur, Fuite hors de la dépression au Rêve.

Dans le cinéma comme dans le surréalisme, vous expérimentez de nouvelles techniques (ainsi dans vos expériences tactiles); chaque film semble forger son propre langage (ou style), s'il ne naît pas directement d'une idée stylistique. D'où vient cette diversité ?

Je pense qu'elle est seulement extérieure. L'important, c'est la continuité de la pensée. Dans les années 1973-1981, où une pause m'a été imposée dans le cinéma, je me suis ainsi intensément consacré aux expériences tactiles. Quand ensuite, en 1980, j'ai tourné la Chute de la maison Usher, je n'ai pas repris là où je m'étais arrêté en 1973, mais j'ai cherché à profiter des découvertes - et aussi de certaines techniques - que m'avaient apportées les expériences tactiles, apparemment si éloignées du cinéma. J'ai d'ailleurs parfois l'impression que mon travail obéit à une obscure " commande "...

Je peux difficilement dire que je pratique le cinéma ou la gravure, parce que je n'utilise ces techniques que par rapport à un thème donné, qui, lui, m'importe. J'ai fait ainsi une série de dix eaux-fortes (sur le thème d'une histoire naturelle " alternative ") et perdu, depuis, tout intérêt pour cette technique, malgré le fait que je la maitrise en professionnel ; ceci, bien sûr, jusqu'à une nouvelle " commande ".

Il en va de même de mes expériences tactiles. D'où aussi le fait que je ne prends pas au tragique mes " pauses " occasionnelles au cinéma.

Dans quelle mesure faites- vous vos films en collaboration avec d'autres artistes ?

Je n'ai collaboré avec d'autres peintres qu'à deux reprises : dans le Journal de Léonard et dans le Pendule, lafosse et l'espoir. J'ai été alors amené à penser que ce dont j'avais besoin pour ces films, d'autres pouvaient le faire mieux, ou de façon plus convaincante que moi. Il ne s'agissait donc pas tant d'une collaboration que d'une utilisation de leur production dans le cadre de mon propre projet plastique.

Avec quels matériaux aimez-vous le plus travailler(matières organiques, pâte à modeler, " objets trouvés ", etc . ) ?

Je préfère les objets qui, à mon sens, ont une sorte de vie intérieure propre. En accord avec les sciences ésotériques, je crois à la " conservation " de certains contenus dans les objets que des êtres ont touches dans les conditions d'une certaine excitation de leur sensibilité. Les objets effectivement " chargés " de la sorte sont ensuite susceptibles, là encore dans certaines conditions, de livrer ces contenus et, à leur contact, se révèlent des associations d'idées et des analogies de nos propres frissons inconscients. Plusieurs de mes films ont ainsi leur origine dans un objet trouvé ou dans tout un groupe d'objets - que j'avais " écoutés ". On ne peut certes tourner de tels films que comme des improvisations enregistrées directement par la caméra. C'est un jeu de la vérité intérieure, ou le Grand Jeu. Dans Jabberwocky (197 1), j'ai ainsi joué à l'enfance oubliée, dans Une semaine tranquille dans une maison (1969), à une fuite hors de la dépression, dans J.-S. Bach : Fantaisie, en sol mineur (1965) à " un thème existentiel ", etc.

La mystification, pour moi, est un autre moyen d'expression très riche, qui inclut un acte d'agression, de sarcasme et, par la suite, une décharge de la tension accumulée. C'est un moyen de défense, face à la trornperie du monde extérieur, une contre-attaque qui utilise les mêmes armes que celles employées par la société pour mieux nous manipuler. En ce sens, je considère la mystification comme instrument classique d'une négation de la négation (voir notamment les films Don Juan, 1970 et le Château d'Otrante, 1977).

Certains de vos films pourraient " illustrer " une conception de l'image poétique qui est à la fois proche de elle des surréalistes et éloignée de sa version " ascendante " proposée par Breton (dans Signe ascendant). Au lieu de se " sublimer " mutuellement, les objets confrontés dans les Possibilités du dialogue, os de poulet et livres, vis et feuilles de laitue, beurre et lacets de chaussure - se rencontrent, se mélangent et se superposent les uns aux autres en dehors de toute hiérarchie évidente, jusqu'à se fondre dans un magma indifférencié. Quelles sont les raisons de cette particularité ?

L'imagination de mes films est naturellement plus proche du surréalisme sarcastique, représenté par les auteurs comme Benjamin Péret, Karel Hynek, Vratislav Effenberger, que du surréalisme lyrique incarné par un Breton, un Eluard ou un Zbynek Havlicek.

Les têtes arcimboldesques des Possibilités du dialogues ne font pas que se rencontrer, leur fusion n'est passive, elles s'entredévorent et ceci d'après une certaine clé analogue au principe du jeu " Pierre, papier, ciseaux ". Elles miment ainsi, en condensé, le processus dont nous sommes témoins à ce stade de la civilisation : du différencié à l'uniforme.

Dans vos films des années soixante - et jusqu'à Jabberwocky -, l'image est plastiquement presque sursaturée. Chaque détail, ici, n'est pas seulement signifiant mais aussi attractif esthétiquement et, surtout, comme chargé d'emblée de toute une tradition (mémoire) culturelle ; vous n'utilisez pas seulement des poupées ou des jouets anciens, mais choisissez et accumulez aussi, avec le même soin et le même raffinement, des matières ou des objets, jusqu'à relier le surréalisme à un certain esthétisme " baroque ". N'est-ce pas paradoxal ? Vos films récents, il est vrai, sont plus sobres. Auraient-ils aussi évolué, en ce sens, sous l'influence du groupe surréaliste ?

Certains de mes premiers films sont plus proches du maniérisme que du surréalisme. Pas tous, bien sûr : le Jardin échappe à la règle, de même que l'ossuaire ( 1970) où un matériel " maniériste " est exploité à des fins purement surréalistes de négation de la négation.

Le maniérisme du temps de Rodolphe Il a d'après moi laissé en Tchécoslovaquie - surtout à Prague une trace indélébile (c'est d'ailleurs l'une des raisons de l'enracinement du surréalisme dans ce pays). Je pense que c'est une tradition si fascinante que des personnalités plus faibles - ou plus enclines à la subir - y succombent fatalement, pour un temps ou pour toute leur vie. Mon Historia Naturae (1967) est même dédiée à Rodolphe II.

Comme vous l'avez bien senti, mes Films, à partir des années 70, subissent une sorte d'épuration, en se débarrassant de leur charge maniériste - même si des récidives occasionnelles ne sont pas exclues (cf. les têtes arcimboldesques des Possibilités du dialogue).

N'avez-vous jamais pensé à faire un long métrage, d'animation ou non ?

Bien sûr que si. J'ai même plusieurs projets, pour le moment utopiques. A l'exception, peut-être, d'Alice au pays des merveilles, dont j'écris actuellement le scénario. Il s'agit, bien sûr, plutôt d'une interprétation personnelle que d'une adaptation. Là encore, ce qui m'attire est entre autres le fait que l'entreprise a tenté (et tente toujours) beaucoup d'auteurs - lesquels, d'après moi, l'ont approchée sous un angle tout à fait inapproprié, avec une incompréhension franchement déconcertante de l'univers de Lewis Carroll.

Vous êtes-vous davantage " dit " (livré) dans certains films que dans d'autres ? Lesquels ?

Si je devais nommer le film qui me semble le plus subjectif et le plus autobiographique, ce serait incontestablement la Cave.

Peut-on trouver un (ou plusieurs) dénominateur(s) commun(s) -quant aux thèmes ou aux idées - à l'ensemble de votre oeuvre ?

Je crois que cet oeuvre va de plus en plus d'un " jeu pur " vers des tentatives d'une libération - autant intérieure qu'extérieure - de la peur et de l'angoisse, même si cette progression n'est pas régulière. Mes armes sont le sarcasme, l'humour objectif et l'humour noir.

Une semaine tranquille dans une maison est particulièrement mystérieux. Peut-on définir de quelquefaçon les visions que le "héros" découvre dans les différentes pièces de la maison abandonnée ? Avez-vous par exemple tenté de matérialiser certaines de vos rêveries, ou quelques sensations indéfinissables ? Les jeux auxquels se livrent les objets entre eux (une langue hachée par un moulinet en rouleaux de papier journal, des vis mélangées à des sucreries, avant de se dresser une par une sur les touches d'une machine à écrire), ces jeux sont certes aussi éloquemment cruels. Serait-ce en écho de la cruauté du temps, qui a repoussé le passé de la maison dans les souvenirs ? Le thème de la " maison incertaine " est chez vous fréquent : le Logement, Une semaine tranquille, la Chute de la maison Usher... A quoi est-ce lié, pour vous ?

Même ce film-ci appartient aux films d'angoisse, et ici encore jutilise le sarcasme comme arme. De même que le Logement ou le Jardin, le film demande, dans une certaine mesure, d'être confronté à l'époque où je l'ai fait. Sinon, le thème de la ( maison incertaine ", comme vous l'appelez, m'est à l'évidence particulièrement proche - et cela aussi dans le sens propre, non allégorique, car j'habite une telle maison ici, dans le quartier du Château praguois. Ce que j'ai dit des contenus latents des objets est aussi vrai pour les milieux, les environnements. Certaines maisons, mais aussi certaines rues, etc., sont chargées d'" histoires " que je cherche à incorporer par analogie à mes films. Et j'ai en ce sens plein d'expériences singulières...

Jabberwocky et en partie aussi la Cave découvrent la cruauté et la peur là où, en apparence, elles sont déplacées : dans le monde des jouets et de la rêverie enfantine. D'où cela vient-il ? Et y a-t-il un lien entre le second film et les " retours " expérimentaux à l'enfance entrepris naguère par votre groupe ?

La vision de l'enfance en tant que paradis perdu est certes fortement déformée. Notre venue au monde, déjà, n'avait sans doute rien d'agréable. L'enfance, ensuite, était de même remplie d'interdictions, d'injustices, de cruauté. Les enfants sont d'ailleurs pressés de devenir adulte - ce qui, bien sûr, est de leur part une erreur analogue à l'idéalisation de l'enfance qui nous vient avec l'âge. Personne ne sait être aussi cruel qu'un enfant... Mais je ne veux nullement, par là, désavouer mon enfance ; je veux seulement garder à son égard une attitude " active ". Il se peut même que je lui livre une sorte de combat. Le groupe prépare un recueil thématique sur la " morphologie mentale ". Son animateur, Vratislav Effenberger, part de l'idée que le milieu où l'enfant vit jusqu'à l'âge de cinq ans est décisif pour la formation de la mentalité du futur individu et pour son appartenance aux type mentaux "tectonique " ou " atectonique ". De ce point de vue, mon Film la Cave donne un exemple de l'influence atectonique d'un milieu sur la mentalité humaine.

Jabberwocky a-t-il été tourné en Angleterre, ou comme une production anglaise ?

Il a été fait en Tchécoslovaquie, mais pour des raisons assez incompréhensibles n'a jamais été diffusé ici. Plus tard, quand il s'est vendu aux Etats-Unis, on en a fait une version anglaise.

Le Journal de Léonard est un poème visuel tout en analogies de mouvements et de formes ; mais c'est aussi une confrontation ironique du monde de l'art et des manifestations quotidiennes de la misère et de l'abrutissement humain, qui débouche sur une critique impitoyable du monde ambiant. Comment en avez-vous eu l'idée ?

Le Film est fondé sur le principe de rencontres fortuites entre deux époques. Plusieurs de mes Films sont nés d'une sorte de " malentendu ", ou mieux n'auraient jamais vu le jour si tout avait déjà été inscrit dans le scénario. Dans les années 70 en particulier, quand l'espace offert à mon œuvre commençait à rétrécir, beaucoup de mes films n'ont pu " passer " que parce qu'ils étaient conçus, à l'origine, comme films pour enfant (Jabberwocky), documents culturels (L'ossuaire) ou encore comme versions animées d'une histoire romantique (le Château d'Otrante). Le Journal de Léonard semblablement, devait être une sorte de coup 1 l'œil animé sur les carnets d'esquisses de Léonard, sans plus d'ambitions que celle de démontrer les riches pouvoirs du cinéma d'animation. Ce qui ne signifie pas que je trichais avec mes superviseurs ; la réalité contemporaine, en quelque sorte, s'est imposée d'elle-même pendant le tournage. En tournant l'Ossuaire, ainsi, nous n'avons pas pu ne pas y inclure les élucubrations de la femme qui travaillait comme guide au eu du tournage (le célèbre ossuaire de Sedlec, près de utna Hora), en s'adressant notamment aux excursions scolaires - élucubrations qui étaient le condensé de l'humour noir le plus pur. Jabberwocky, conçu d'abord comme une sorte de jeu désinvolte de jouets anciens, est de même devenu un duel ambigu avec l'enfance.

Dans le Château d Otrante, un niveau de confrontation imprévu s'est imposé d'emblée, pour finalement transformer le film en une mystification où s'affrontent deux "mass-media " conditionnés par leur époque : le fantastique du roman gothique anglais et le rationalisme de la télévision actuelle.

Quant au Journal de Léonard, dès le tournage, mais surtout pendant le montage des analogies tirées de la vie contemporaine s'offraient soudain spontanément a moi ; je me suis alors fait projeter certaines bandes d'actualités et la réalité a d'elle-même envahi le Film.

Cette libre conception du tournage et les changements du film " en marche " sont certes on ne peut plus opposés à la pratique dominante -, en ce sens. il n'est même pas si étonnant que tous les Films que j'ai faits de la sorte, une fois finis, aient rencontré les pires difficultés. C'est justement à cause du Journal de Léonard que je n'ai pas pu tourner pendant sept ans...

Vous collaborez souvent, dans vos films avec des compositeurs tchèques de votre génération. Quelle est l'importance de la musique (et du son) dans vos films en général?

Je n'ai, en fait, collaboré systématiquement qu'avec un seul compositeur : Zdenek Liska qui avait le don particulier de découvrir dans mes films des rythmes "secrets" que j'ignorais moi-même. C'était un excellent partenaire, surtout pour les films qui étaient fondés sur le principe du jeu. Pour d'autres, par la suite, je me suis entièrement passé de musique (l'Ossuaire, Une semaine tranquille, le Jardin), et depuis quelque temps la musique m'inspire même une certaine aversion.. Mes derniers films (la Cave. le Pendule, la Fosse et l'espoir), d'une façon toute programmatique, ne sont accompagnés que de bruitages réels. C'est ici qu'il me semble que cette civilisation a décidé de mourir la chanson aux lèvres...

Les gestes des personnages sont dans vos films parfois "elliptiquement " accélérés et condensés, jusqu'à se transformer en chiffre énigmatique ; dans Une semaine tranquille. Par ailleurs, les objets se multiplient, par frisson à travers l'espace. Vos films seraient-ils aussi à la recherche d'un temps et d'un espace "0autres", inconnus ?

Tous ces procédés formels et techniques que j'utilisais pour soutenir mes "contenus" m'apparaissent aujourd'hui comme inadéquats et certains sont à mettre sur le compte de ma contamination par le maniérisme. Aujourd'hui, je pense, je pourrais m'en passer complètement sans pourtant rien enlever à l'énigme d'Une semaine tranquille, par exemple. Pour la recherche ou mieux pour l'intrusion dans l'espace et le temps inconnus (ceux qui sont ensevelis dans notre inconscient), l'écoute et le décryptage des contenus que cèlent les objets trouvés servent bien mieux que les tours de magie techniques.

Les Possibilités du dialogue est-il une synthèse de votre regard " moral" sur le monde ?

Je ne pense pas qu'il faille surestimer le Film à cet égard.

[Publié la première fois dans Positif no.297, November 1985. La traduction a été faite par Jill McGreal et a été publié en Allemagne dans Afterimage en 1987, pp.22-31]

 

 

II. Interview de André Joassin à l'occasion du Festival d'Annecy, le 14 mai 2002.

Traduction : Eva Houdova.

Vous avez travaillé comme animateur indépendant, dans la mouvance du groupe surréaliste tchèque. Voyez-vous cependant une filiation ou une influence, de la part de l'école traditionnelle tchèque d'animation?

Jan Svankmajer: Je suis arrivé vers le cinéma par le théâtre et les arts graphiques. C'est pourquoi les impulsions dans ma création viennent surtout de ces deux domaines. Au milieu des années soixante, quand j'ai commencé à m'occuper de films, la fameuse "école tchèque d'animation" était à son apogée. Son père était surtout Jiri Trnka, avec ses films de marionnettes. Quand j'ai vu pour la première fois, en tant qu'étudiant, son film de marionnettes " Spalicek ", j'étais ébloui, comme toujours d'ailleurs quand on voit quelque chose d'inattendu, de nouveau, d'original. Mais dans les années soixante, quand j'ai commencé à tourner mes films, cet enthousiasme est retombé. La démarche de Trnka en ce temps-là a été déjà rendue mièvre, notamment avec tous les épigones de l'école tchèque d'animation.
Je me sentais beaucoup plus proche du théâtre de l'absurde, structurel et informel, des films de Bunuel et de Fellini, et, bien sûr, de la poésie surréaliste. Photo: Celluloid Dreams

Même si vos films ne sont pas à strictement parler des comédies, on peut entendre le public rire à la vision de vos films. Quelle est la place de l'humour dans vos créations?

JS: J'aime lorsque ma création (pas uniquement les films) est sur la corde raide, entre l'humour et l'horreur. Un certain genre de comédie grotesque exprime actuellement le mieux en tant que genre, la situation de catastrophe, d'écroulement de la civilisation, du climat dans lequel nous vivons. Horreur et moquerie

Dans un film comme Otesanek, ce n'est pas un film d'horreur, mais il y a des éléments presque "gore" dans ce film

JS: J'ai toujours eu un faible pour les films d'horreur, les " groteska " muets, les histoires d'épouvante. De toute manière, je donnerais toujours ma priorité à un film de série B, le plus mauvais des " horreurs" , devant un film "sérieux", " tranche de vie ", lequel, avec ses propos " humanistes " et ses odeurs de " hommisme " (?), deviennent pour moi suspectes, à vouloir attirer l'approbation des académiciens américains du cinéma. À la différence de ces films " artistiques " humanistes, dans le pire des film d'horreur bon marché, vous avez un plus grand espoir de trouver un peu d'imagination.

En quoi la légende d'Otesanek vous a-t-elle intéressé en tant que réalisateur?

JS: " Otesanek " est un vieux conte de fées populaire tchèque. Le mythe qui le fonde est un des mythes essentiels de notre civilisation: la révolte contre la nature et la dimension tragique de cette révolte. C'est Eva Svankmajerova (femme de Jan Svankmajer, ndlr) qui, au départ, avait choisi ce conte pour elle, car elle voulait tourner une pure histoire animée. Elle voulait que je l'aide pour le scénario. J'ai donc relu cette histoire, bien des années après mon enfance. Cette histoire, que chaque enfant tchèque connaît, je me suis enthousiasmé pour elle, pour le motif Faustien qu'elle recèle et j'ai tout simplement volé le sujet à Eva. Enfin, pas tout à fait car j'ai intégré son intention dans mon propre projet.

Y a-t-il des différences entre la légende et le script?

JS: Avec mon scénario, j'ai déplacé l'histoire dans la réalité " actuelle ". J'ai développé certains motifs, j'en ai ajouté d'autres. C'est surtout le personnage de la petite Elisabeth (Alzbeta) qui apporte au film un nouveau motif fondamental: c'est ma thématique préférée, obsessionnelle, l'obsession de la manipulation. Dans cette histoire, les gens sont manipulés par ce vieux mythe, qui, une fois réveillé, par la force toute puissante du désir de vie, lutte pour son accomplissement fatal. Et il entraîne dans sa réalisation fatale de plus en plus de personnes inconscientes et ainsi manipule leur vie. Tous les efforts de la petite Elisabeth (la seule à vraiment à voir ce qui se passe) à détourner le destin de " Otesanek ", par un instinct maternel précoce, sont anéantis; le vieux mythe ne peut pas être contourné.
Mais je ne veux pas non plus donner une fausse impression, que le film n'a que cette seule interprétation autorisée; C'est un film d'imagination, donc plusieurs interprétations sont possibles. Je compte sur un spectateur actif. Toutes les interprétations sont correctes.

Peut-on parler à ce propos d'une version "dure" de Pinocchio?

JS: Non, je ne trouve pas. Pinocchio renvoie à autre chose. Les deux histoires sont liées seulement par un signe extérieur: le morceau de bois qui se réveille.

Comment travaillez-vous avec votre femme?

JS: Eva est d'abord une peintre. Elle a son programme. Depuis un certain temps, elle partage d'une manière significative la part de la création dans mes films. Je lui propose de partager ce rôle uniquement dans des projets qui correspondent à son programme. Je lui ne demande pas de jouer "à contre-emploi". J'exploite exclusivement son univers, son écriture personnelle. Ainsi je suis sûr que ses interventions dans mon film seront toujours hautement authentiques.

Généralement, vos films ne sont pas des films d'animation au sens strict, ni des fictions commerciales.

JS: Si vous entendez par " film " la confession authentique subjective de mon " moi ", ou auto-thérapie et si vous concevez le film comme une activité de libération de soi-même, et non un article de marchandise dirigé vers un marché, alors la question du spectateur est inopérante. Vous devez seulement croire que vos angoisses, votre colère, vos obsessions ne sont pas seulement les vôtres, mais aussi celles du spectateur, qu'il existe suffisamment de personnes " atteintes " comme vous, qui se sentiront libérées par votre confession. Et la libération de l'homme est l'unique sens de l'art. La seule raison pour se mettre derrière la caméra. Quelles sont les possibilités de distribution de ces films, vous devez demander aux distributeurs. Moi, je m'adresse seulement aux démons. Quand nous trouvons l'argent pour le faire.

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